lundi 18 novembre 2019

Un café s'il vous plaît

Le train n'est pas encore annoncé. Tu rentres dans ce qui ressemble à un bar, proche des quais, tu t'approches du comptoir-caisse pour commander un café. Le serveur est déguisé en jardinier, il porte un tablier rouge, le truc que tu enfiles par la tête et noue à la taille. Celui-ci est impeccable, un gros logo barre la poitrine. On n'est pas loin de l'homme-sandwich, ou du laquais à la sauce communication et marketing. Et comme il est subsaharien d'apparence, comme tous ses collègues ou presque(quelques autres présentant un type maghrébin), on se fait un petit voyage, l'air de rien, au bon temps des colonies. Il est à mon service, du moins c'est ce qu'il joue, ça se sent dans les formules de politesse qu'il emploie: " Est-ce qu'autre chose vous ferez plaisir, Monsieur, cookie ou brownie ? ". Très vite la douce injonction à consommer me fait plutôt ressentir que c'est moi qui suis à son service, il a des objectifs à réaliser, un panier-client, je dois jouer mon rôle. Non, le maître ce n'est ni lui ni moi, mais la marque qu'il arbore sur son tablier. Avec mon simple expresso, je vois bien que ma cote a instantanément baissé. Son visage s'éteint légèrement quand, passant à l'étape suivante, il me demande mon prénom. Surtout ne pas paraître étonné, c'est l'usage, c'est comme ça. Il le note avec un gros feutre sur le gobelet en carton et demande " ça sera sur place ou à emporter ? ". " Sur place " je réponds. Petite oeillade technique au gobelet, ce n'est pas la même inscription. Il m'annonce le prix, je règle et j'attends qu'il me serve. Erreur, ce n'est pas lui, lui c'est la phase 1 du process, accueil et prise de commande. Il me prie de bien vouloir me présenter au comptoir d'à côté, où les clients font la queue pour la phase exécution et service, légèrement moins valorisante, moins en pointe, mais toujours tenue par un employé d'apparence subsaharienne, affublé du même tablier. Celui-ci est chargé de servir le café et de faire l'appel. Il lit les prénoms à haute et intelligible voix, "Jessica !", "Delphine !", "Patrick ! ", à chaque gobelet saisi dans l'ordre d'arrivée. Là tu te retrouves en deux secondes au centre de loisir, infantilisé. Distribution du goûter sur présentation du ticket. Quelque chose de vaguement carcéral aussi, militaire. Tu fais la queue en attendant que ton prénom soit prononcé par quelqu'un que tu ne connais pas, pour percevoir ta ration. Dernière étape, tu cherches une place libre en milieu hostile, les tables "mange-debout" sont pleines, il te reste la terrasse dans le froid de la gare. Tu finis par trouver une chaise que tu ne peux déplacer-elle est vissée au sol, et par t'assoir face à un inconnu qui t'a aimablement autorisé à partager sa table, casque sur les oreilles et deux pouces ultra-actifs sur son clavier téléphonique. Tu te dis : j'aurais dû choisir l'option "à emporter". Le mot "bistrot" résonne alors dans ton cerveau, et avec lui tout un monde oublié s'ouvre à toi : tu te vois accoudé au comptoir, un zinc quoi, tu te poses. Tu dis "un café s'il vous plaît", le serveur ou la serveuse, le patron ou la patronne ne te répond pas forcément, mais il s'exécute, il te sert, "voilà monsieur", sans chichi, sans uniforme, tu bois tranquillement ton café dans une belle tasse à intérieur coloré, en lisant ton journal, et à la fin tu dis "c'est combien ?", tu payes et tu sors en saluant la compagnie.